Gustave
d'EICHTHAL
( 1804-1886)
Né le 22 mars 1804, à Nancy, mort à Paris le 9 avril 1886.
Marié à Félicité Cécile
Rodrigues-Henriques (1823-1877).
Voici ce qu'en dit le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social de Jean Maintron (à quelques phrases près). Publié avec autorisation du Dictionnaire.
Son père, le banquier Louis Séligmann, fut naturalisé français
en 1823 après son installation à Paris et obtint de conserver
le titre de baron d'Eichthal que le roi de Bavière avait accordé
à titre héréditaire à son propre père [......
] Le frère cadet de G. d'Eichthal, Adolphe, mena une
carrière de banquier de haut vol (il fut régent de la Banque de
France). Son fils, Eugène
(1844-1936), poète à ses heures, fut l'un des administrateurs
de la Compagnie des chemins de fer du Midi et, membre de l'Académie des
Sciences morales et politiques, dans la section Économie politique, dirigea
l'École libre des sciences politiques.
Elevé dans la religion juive, G. d'Eichthal se convertit au catholicisme
à l'âge de treize ans et eut alors, de son propre aveu,
une période de foi chrétienne mystique. Auguste Comte, qui lui
donnait des leçons particulières de mathématiques, le gagna
à ses idées et lui fit donc connaître et adopter sa version
“ positive ” de la philosophie de Saint-Simon.
Après son échec, en 1823, au concours de l'École Polytechnique,
d'Eichthal commença l'apprentissage de la banque auprès de son
père, puis, en 1824, à Berlin, où il était logé
chez les Mendelssohn. Pendant son séjour dans cette famille de culture
judéo-allemande, qui comptait parmi ses membres le philosophe Moses
Mendelssohn (l'ami de Lessing) et le compositeur Félix
Mendelssohn, il fréquenta les cours de l'Université de
Berlin et entra en contact avec Hegel, auquel il fit connaître la philosophie
positive de son maître et ami, Auguste Comte. Il en revint avec une certaine
connaissance de la philosophie allemande, de Lessing à Kant et à
Hegel, qu'il fit partager à Comte, puis à l'école saint-simonienne
naissante.
Quelque temps commis-négociant au Havre (d'août 1825 à novembre
1826), il compléta sa formation par un voyage en Angleterre en 1828 et
se lia d'amitié avec John Stuart Mill. Ses premiers articles, publiés
dans L'Organisateur, dont il devint vite l'un des principaux rédacteurs,
traduisent son ralliement à l'interprétation religieuse de Saint-Simon
que prônaient Enfantin et les Rodrigues
(Benjamin Olinde et Eugène).
D'Eichthal contribua ainsi grandement à mythifier le personnage
et la vie de Saint-Simon, jusqu'à en faire une sorte de saint ou de prophète
(“Lettre à un catholique sur la vie et le caractère
de Saint-Simon”, L'Organisateur, 19 mai 1830).
S'agissant du problème du prolétariat, il exprima très
tôt le voeu de voir abolir la domesticité (“Lettre à
un vieil ami sur les domestiques”, L'Organisateur, 10 octobre 1829,
signé G ). Cette proposition, déduite du fameux mot d'ordre du
Nouveau Christianisme : tout faire pour "l'amélioration
physique, intellectuelle et morale de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse
”, répondait à une réalité du temps -- le
nombre proportionnellement important des domestiques dans les classes populaires
--, mais marquait aussi des limites typiques de la vision bourgeoise de la condition
ouvrière dans les années 1820-1830 (voir les propos de Duveyrier
cités à ce nom). Elle reçut en tout cas une application
tant symbolique que pratique en 1832, pendant la Retraite de Ménilmontant,
lorsque les apôtres, pour la plupart polytechniciens, médecins,
artistes ou officiers, décidèrent d'assumer eux-mêmes les
corvées manuelles de la maison et du jardin communautaires.
Passant outre l'opposition de sa famille, d'Eichthal surmonta son absence de
dons oratoires et sa tendance à l'introversion pour participer à
la propagande. Il eut ainsi à porter la bonne parole à Metz et
à piloter Charles Duveyrier en Angleterre en janvier 1832. Chargé
de l'organisation matérielle du groupe et de l'administration de ses
journaux, il contribua pour environ cent cinquante mille francs au
financement du mouvement saint-simonien. Mais c'est après le départ
de Bazard, comme il le remarque lui-même, que son rôle prit le plus
d'importance.
Ses papiers inédits sont une mine d'informations de toutes sortes sur
les complexes raisons qu'il eut de s'engager de la sorte aux côtés
d'Enfantin : souffrances endurées du fait du caractère
emporté et tyrannique de son père, affection et admiration pour
une mère opprimée et néanmoins représentative de
la puissance matriarcale des femmes juives, frustrations sexuelles en partie
liées à une malformation qui ne fut opérée que sur
le tard, fascination pour le modèle prophétique juif, mais aussi,
sans doute, réticences quant à ce qu'il nomma plus tard le “
communisme ” de Bazard. D'Eichthal fut manifestement
séduit par le caractère oœdipien de la lutte menée
par Enfantin contre ce dernier. Pendant la crise de novembre 1831, il lui apporta
un soutien sans faille et s'entremit pour lui auprès de Claire Bazard,
au point de s'en croire secrètement aimé et de veiller ensuite
sur elle jusque dans leur extrême vieillesse à tous deux. Convaincu,
ne serait-ce qu'en raison de son tempérament exalté, d'avoir hérité
du don prophétique juif, il livra à plusieurs reprises à
Enfantin des “ révélations ”, pour la plupart consignées
dans le Livre nouveau, quant à certains points de dogme et quant à
la dimension religieuse du nouveau chef du saint-simonisme, selon lui messianique
et christique.
Après la dispersion des retraitants de Ménilmontant, d'Eichthal
travailla à se déconditionner de sa dévotion à Enfantin
en voyageant en Italie et en Grèce, où il fut chargé, en
1834, de diriger un Bureau d'économie politique institué pour
remettre le pays en valeur après sa libération de la tutelle ottomane.
À son retour, il renonça définitivement aux affaires et,
vivant sur sa fortune (quelque trente mille livres de rentes selon Enfantin),
ne s'occupa plus que de ses recherches sur des sujets ethnographiques,
philologiques et philosophico-théologiques très divers,
mais tous liés de près ou de loin à sa situation culturelle
de juif assimilé et à ses convictions saint-simoniennes et enfantiniennes
persistantes : Lettres sur la race noire et la race blanche, (1839
- en collaboration avec Ismayl Urbain --voir à ce nom), Histoire
et origine des Foulahs ou Fellans (1841), Études sur l'histoire
primitive des races océaniennes et américaines (1845), Les
Évangiles. Première partie. Examen critique et comparatif
des trois premiers Évangiles (Hachette, 1863), Notice sur la
fondation et le développement de l'Association pour l'encouragement des
études grecques en France (1877), etc.
Même s'il ne fut jamais reconnu comme un essayiste de premier plan, d'Eichthal
eut dans la vie intellectuelle de son temps, et en tant que juif très
explicitement, une place qui mérite d'être remise en lumière.
Non seulement en effet il sut entretenir des relations suivies avec certains
notables de la République des Lettres, comme Michelet, Victor Hugo ou
George Sand, tout en les documentant sur l'histoire et les idées du mouvement
saint-simonien, mais il fut mêlé de près, quand il n'en
suscita pas la création et ne les subventionna pas, aux activités
de sociétés savantes qui amorcèrent au XIXe siècle
l'institutionnalisation des différentes sciences de l'homme et de la
société : Société asiatique, Société
d'ethnologie, Société de géographie, Société
pour l'encouragement des études grecques. D'Eichthal, s'il se défia
toujours de ce qu'il nommait les idées communistes, n'en demeura pas
moins toujours fidèle aux ouvertures de sa jeunesse.
Si l'on ignore dans quelle mesure son adhésion à la franc-maçonnerie
en 1825 fut ou non suivie d'effets, on sait ainsi qu'en 1870, il critiqua l'évolution
réactionnaire de L'Opinion nationale (dirigée par le
saint-simonien Guéroult), s'exprima dans le sens d'une entente avec les
chefs du parti populaire et, tout en se déclarant en désaccord
avec les thèses marxistes et proudhoniennes sur la plus-value adoptées
par l'Internationale, approuva son pacifisme et lui versa son obole.
D'Eichthal eut, comme Enfantin, un souci constant et méticuleux
d'archiver sa correspondance, ses brouillons, ses notes, afin de les léguer
à la postérité. Les fonds qu'il a fait déposer à
la Bibliothèque de l'Arsenal, principalement, mais aussi à la
Bibliothèque Thiers, comprennent les papiers d'Ismayl Urbain et ont été
complétés par des dons ultérieurs de ses descendants. Ils
éclairent d'un jour très particulier l'histoire du saint-simonisme
et l'histoire culturelle du XIXe siècle.
SOURCES : Bibl.Arsenal, Fonds d'Eichthal. -- Sandrine Lemaire, Gustave d'Eichthal
(1804-1886). Une ethnologie saint-simonienne, mémoire de maîtrise,
Paris III, 1992. -- Barrie M. Ratcliffe, “ Saint-Simonism and Messianism
: The Case of Gustave d'Eichthal ”, French Historical Studies, XI (printemps
1976), p. 484-502.
Notice revue et complétée par Ph. Régnier